Sunday, June 03, 2007

Les rêves d’Akbar, le tisserand indien

Je visitai récemment le petit village indien de Newada, dans le district de Varanasi, en Inde. Le projet de sophistiquer les règles de ‘l’étiquetage social’ des tapis indiens devait me conduire dans cette région voisine du Gange. J'avais pour but d'examiner ce qu'était, aux yeux de villageois, une éducation idéale pour une future génération de tisserands indiens, dont les consommateurs de l'Occident financent l'école. C’est un soir, depuis la hutte où il m’invitait à prendre le thé – un ‘tchai’ agréablement épicé à la cardamome – qu’un vieux tisserand, Akbar, me dévoila un truc du métier qu’il partage avec sa communauté. Son tapis en voie de finition, monté sur un métier traditionnel vertical, dans la pièce centrale de la hutte d’argile, se dressait déjà comme une œuvre fière parmi les chandelles.






Akbar est père de six garço
ns et grand-père d’une douzaine d’autres, tous plus ou moins dépendants du tissage de tapis haut de gamme pour s’offrir quotidiennement le ‘tchapati’ dont ils ont besoin, le pain familial. Ses petits-enfants se rendent chaque jour à l’école du coin, des murs où se rencontrent des enseignants aussi distants qu’autoritaires et des élèves tantôt amusés, tantôt apeurés. Le cas est typique, mais il n’est pas sans tracasser Akbar qui voit sa progéniture envisager des études au-delà de l’étape élémentaire, alors qu’elle maîtrise déjà quelques mots d’anglais et qu’un voisin, envié, se sert d’un téléphone portable.

Qu’est-ce qu’une éducation idéale, selon vous ? lui ai-je demandé, violant la syntaxe urdu que le vieil homme enseignait, à mi-temps, dans une Madrasa qui n’est plus une véritable Madrasa (ne suit-elle pas religieusement le syllabus suggéré par l’Etat ?) Ma question eut tout l’air de l’embarrasser. Il baissa la tête, saisit la théière encore chaude, ajouta une larme de tchai à ma tasse, pour enfin fixer son regard sur le mien et sur toute ma personne. Qu’enseigne l’école à vos petits-enfants ? ajoutai-je, dissimulant mon propre embarras. ‘Mere bachhe waha keval swapne dekhna sikh rahe hain !’ (Mes enfants y apprennent à fantasmer !) lança-t-il en dressant un bras gracile.

Akbar est persuadé que ses petits-enfants auraient du mal à intégrer le marché du travail de la ville. On ne les prendra pas au sérieux et on se moquera de leur anglais, insiste-t-il. Les nombreux gradués universitaires sous-employés qui gravitent autour des maisonnettes indiennes sont pour lui un signe manifeste du danger qui guette sa famille grandissante. Désillusionnés, ils déambulent, de New Delhi à Mumbai, autour de cocons familiaux troublés par quelques fausses promesses de la modernité. Akbar craint avant tout que le métier de tisserand ne soit pas même considéré comme une option valable dans les yeux des élèves qui savent quelques choses de la vie de Howard Hughes ou, plus près d’eux, de la famille Tata. ‘Je vais les perdre’…

Faudrait-il donc éviter de rêver d’un certain futur pour soi?

La solution d’Akbar tient à d’autres rêves. Ce sont les rêves de l’artisan libre. L’artisan qui pour survivre à la monotonie du tissage parvient à s’échapper en pensées. Le monde semble avoir déjà défilé dans les yeux du grand-père : ‘Un bon tisserand doit maîtriser l’art de méditer sur toute chose’. Le ton s’alourdissait sur ces trois derniers mots. Je me mis à l’imaginer répéter heure après heure, semaine après semaine, des millions de gestes identiques sans fautes, avec l’hypothèse que ce mouvement – pas toujours mécanique puisqu’il faut bien changer la couleur du fil ici et là – pourrait entraver l’esprit du tisserand, aussi aventureux qu’il soit. Ce serait ignorer peut-être les forces les plus élémentaires de la liberté d’esprit, de la vie intérieure ? La versatilité du geste – jamais! ne saura égaler celle de la pensée, précisa Akbar, presque rassurant. Il a fait le choix de ses rêves. Peut-être a-t-il fait le bon. Mais la modernité, dans son giron, conduira-t-elle ces petits-enfants à choisir entre le rêve douloureux et le rêve oublieux ?

Ou l’union des deux ?

Ou autre chose….

Je quittai la hutte d’Akbar en le remerciant, pensif. Il se tenait souriant près de l’unique porte de sa demeure. Celle-ci sera bientôt menacée par la mousson. Par chance, son fils Salman lui construira une toute nouvelle maison de briques au cours de l’année. Salman vend à Mumbai des photographies de villageois. ‘Il a eu beaucoup de chance, celui-là’, conclut le vieil homme, un bras donné au ciel étoilé. Sur ce je lui souhaitai de beaux rêves.